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Le temps d'être

« Nous sommes condamnés à la conscience. »
Jean-Pierre Lefebvre, Le Quartier Latin, vol. 52, no 7, 1969.
Le cinéma d'aujourd'hui est à l'image du monde : un immense grain de maïs, un stroboscope à faire éclater le temps d'être, une explosion d'images extrêmes faites d'effets visuels onéreux. Image du stress excessif d'une civilisation hantée par l'accélération constante de ses conquêtes de la nature et de la culture, le cinéma commercial, mise sur la projection de sensations fortes pour hypnotiser les foules et augmenter les avoirs de ses producteurs. Plus le budget est gros, plus le film sera spectaculaire, plus le divertissement sera grand et plus le film sera évanescent.

En marge de ce cinéma spectaculaire et commercial, celui de Jean-Pierre Lefebvre est à l'image de l'homme en quête d'une identité authentique. Son authenticité se manifeste d'abord sur le plan esthétique. Maître de la caméra et du contenu de la pellicule, photographe exceptionnel dont l'oeil sensible sait saisir la poésie des personnages et des paysages, architecte précis des plans et séquences et sculpteur de leurs lumières, Lefebvre se distingue par sa conscience du temps et de l'espace. Contrairement au cinéastes et aux publicitaires d'aujourd'hui qui, rendant souvent leurs oeuvres paraplégiques en ayant recours à de multiples découpages des plans sous prétexte de garder l'attention des spectateurs, Lefebvre, conscient du temps qu'il faut prendre pour avoir le temps d'être un être humain à plein temps, accorde à la longue durée de ses séquences le pouvoir d'inscrire dans la conscience du spectateur une empreinte profonde et durable. Jamais à la mode mais jamais démodée, son esthétique, empreinte d'autant de rigueur dans le scénario que de spontanéité sur le terrain, est fondée sur l'équivoque, riche en métaphores et en analogies qui ouvrent grandes les portes de l'imaginaire.

Si le génie d'un artiste réside dans son style, celui de Lefebvre réside dans son regard métaphysique sur les choses et les hommes. Rarement ce mot, métaphysique (non commercial à souhait), se retrouvera-t-il dans la bouche d'un spectateur à sa sortie d'une salle de cinéma. Métaphysique, le cinéma de Lefebvre est une quête de sens : à travers les apparences des images et des mots qu'il donne à voir et à écouter, il recherche l'essence des choses. Voir vraiment un film, c'est en saisir le sens profond, la substance, l'idée ou la vision. Lefebvre, possède l'art de faire transparaître l'esprit des choses et des hommes. Chez lui, les images et les mots sont des prétextes concrets au-delà desquels réside, en transparence ou en sous-texte, le véritable message : l'idée. N'a-t-il pas écrit dans Les cahiers du cinéma, 200-201? : « Le long métrage appartient au monde des idées et des idéologies. Idées à créer, à renforcer, à contester, à détruire ou à élucider ».

Indomptable et intègre dans ses choix idéologiques, Lefebvre a toujours exprimé son identité d'une manière singulière. La dimension critique qui caractérise son cinéma s'appuie sur une éthique véhiculant un système de valeurs qui en font un humaniste. Lefebvre nous porte à méditer sur le beau, le bien et le vrai, les trois idées ou valeurs fondamentales de la philosophie de Platon. Serait-il un idéaliste? Cependant, son discours est une critique de la réalité quand il aborde les trois autres grands thèmes qui traversent son oeuvre cinématographique : l'amour (le couple, la famille, les relations intergénérationnelles), la liberté (solitude et solidarité), la mort (clonage des consommateurs d'images par la télévision et la publicité). Les longs métrages de Lefebvre sont de longs poèmes propices à la méditation sur le destin de l'être humain. Avertissements plutôt que divertissements, réflexions sur les choses de la vie plutôt que reflets de ce monde, ses films sont denses et intenses. L'essentiel de l'action s'y passe en dedans. Le véritable spectacle y est celui de la vie intérieure des personnages en train de devenir conscients d'eux-mêmes, de leurs relations avec les autres et des valeurs humaines qui définissent leurs manières d'être. Ce qui m'impressionne le plus dans les films de Lefebvre, c'est tout ce qui n'y apparaît pas mais y transparaît : l'invisible, l'inaudible et l'indicible.

Jean-Pierre m'a permis de jouer mon propre rôle dans Mon oeil et Mon amie Pierrette. Je lui serai toujours reconnaissant de m'avoir fait confiance. Cette rétrospective arrive-t-elle à temps pour que le Québec reconnaisse ici l'un de ses plus grands cinéastes, un être exceptionnel?

Raôul Duguay
20 décembre 2005
Texte paru dans la revue 24 images, no 126, février 2006

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